Le factoring, technique financière permettant aux entreprises d’accélérer leur trésorerie par la cession de créances commerciales, se trouve aujourd’hui au carrefour des préoccupations réglementaires en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (LCB-FT). À l’heure où les autorités de contrôle renforcent leur vigilance, les sociétés d’affacturage doivent naviguer entre impératifs commerciaux et obligations déclaratives. La déclaration de soupçon constitue un pilier fondamental de ce dispositif préventif, transformant ces acteurs économiques en sentinelles du système financier. Cette relation complexe entre factoring et obligations déclaratives soulève des questions juridiques, opérationnelles et éthiques qui méritent une analyse approfondie pour tous les professionnels du secteur.
Le cadre juridique du factoring face aux exigences LCB-FT
Le factoring, ou affacturage en français, s’inscrit dans un cadre juridique précis défini principalement par le Code monétaire et financier. Cette activité consiste pour une entreprise (le client ou adhérent) à céder ses créances commerciales à un établissement spécialisé (le factor) qui se charge de leur recouvrement et peut, selon les contrats, garantir le risque d’impayés ou assurer un financement anticipé. En France, les sociétés de factoring sont considérées comme des établissements financiers soumis à l’agrément et à la supervision de l’Autorité de Contrôle Prudentiel et de Résolution (ACPR).
Ce positionnement réglementaire place naturellement les factors dans le champ d’application des obligations de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme. L’article L.561-2 du Code monétaire et financier les désigne explicitement parmi les assujettis aux dispositifs préventifs, au même titre que les banques traditionnelles. Cette classification n’est pas anodine : elle reconnaît implicitement la vulnérabilité potentielle du secteur face aux tentatives d’utilisation à des fins illicites.
La 5e directive anti-blanchiment transposée en droit français a renforcé ces obligations, particulièrement pour les acteurs du financement spécialisé. Les factors doivent désormais mettre en place des procédures internes robustes incluant l’identification du client, la connaissance de la relation d’affaires, la surveillance des opérations et, point central de notre analyse, la déclaration de soupçon auprès de TRACFIN (Traitement du Renseignement et Action contre les Circuits FINanciers clandestins).
L’évolution jurisprudentielle témoigne d’un durcissement progressif des exigences. L’arrêt rendu par la Commission des sanctions de l’ACPR le 24 janvier 2020 sanctionnant un établissement de crédit spécialisé dans le factoring pour des manquements à ses obligations de vigilance constitue un signal fort pour l’ensemble du secteur. Cette décision a mis en lumière les attentes spécifiques des régulateurs concernant l’analyse des flux financiers atypiques dans le cadre des opérations d’affacturage.
Spécificités du factoring dans l’approche réglementaire
La particularité du factoring réside dans sa structure tripartite impliquant le factor, son client (le cédant) et les débiteurs (les clients du cédant). Cette configuration multiplie les points d’attention et les risques potentiels. Le Règlement CRBF 97-02, remplacé par l’arrêté du 3 novembre 2014, puis complété par l’arrêté du 6 janvier 2021, précise les obligations de contrôle interne applicables aux factors, avec une emphase particulière sur l’analyse des risques spécifiques à cette activité.
Les lignes directrices conjointes de l’ACPR et de TRACFIN publiées en 2018 et mises à jour en 2021 apportent des précisions opérationnelles sur l’application du cadre LCB-FT au secteur du factoring. Elles soulignent notamment la nécessité d’une vigilance renforcée sur les opérations de rachat de créances présentant des caractéristiques inhabituelles ou impliquant des secteurs d’activité à risque.
Le droit européen continue d’évoluer avec la préparation d’un règlement directement applicable qui viendra harmoniser davantage les pratiques au sein de l’Union. Cette évolution témoigne de la volonté des autorités de combler les failles potentielles dans le dispositif de prévention, particulièrement dans les secteurs financiers spécialisés comme le factoring.
Mécanismes de la déclaration de soupçon appliqués au factoring
La déclaration de soupçon constitue la pierre angulaire du dispositif préventif de lutte contre le blanchiment de capitaux. Pour les sociétés de factoring, cette obligation s’articule autour de l’article L.561-15 du Code monétaire et financier qui prévoit plusieurs cas de figure déclenchant l’obligation déclarative. Le premier concerne les sommes ou opérations portant sur des sommes provenant potentiellement d’infractions punissables d’une peine de prison supérieure à un an. Le second vise spécifiquement le financement du terrorisme.
Dans le contexte spécifique du factoring, la détection des opérations suspectes présente des particularités liées à la nature même de cette activité. Le factor doit porter une attention particulière aux flux financiers, mais aussi à la cohérence économique des créances cédées. La circulaire TRACFIN du 22 novembre 2019 détaille les indices d’alerte propres au secteur, parmi lesquels figurent :
- Les créances déconnectées de l’activité habituelle du cédant
- Les factures présentant des anomalies formelles ou substantielles
- Les cessions massives et soudaines de créances sur un même débiteur
- Les remboursements anticipés inexpliqués par des débiteurs
- Les créances circulaires entre sociétés liées
Le processus déclaratif lui-même obéit à un formalisme strict. La déclaration doit être effectuée par le factor auprès de TRACFIN avant l’exécution de l’opération, sauf impossibilité pratique, auquel cas elle peut intervenir immédiatement après. Le contenu de cette déclaration doit être suffisamment précis et documenté pour permettre à TRACFIN d’exploiter efficacement l’information. Les factors doivent notamment y inclure :
La description des opérations suspectes avec leurs montants, les dates d’exécution, l’identité des parties prenantes (cédant et débiteurs), et surtout les éléments d’analyse ayant conduit au soupçon. Cette dernière dimension est fondamentale : il ne s’agit pas seulement de signaler des opérations atypiques mais d’exposer un raisonnement aboutissant à un doute raisonnable quant à la licéité des fonds.
Les modalités techniques de transmission ont évolué, avec une généralisation de la plateforme sécurisée ERMES (Échange Réglementaire de Messages Sécurisés) qui permet une communication directe et chiffrée avec TRACFIN. Cette dématérialisation s’accompagne d’exigences accrues en matière de traçabilité interne des décisions de déclarer ou de ne pas déclarer.
Spécificités opérationnelles pour les factors
La mise en œuvre concrète de l’obligation déclarative présente des défis particuliers pour les sociétés d’affacturage. Contrairement aux établissements bancaires traditionnels qui surveillent principalement les mouvements de fonds sur des comptes, les factors doivent analyser la substance économique des créances commerciales qu’ils rachètent.
Cette dimension implique une connaissance approfondie des secteurs d’activité de leurs clients pour pouvoir détecter les incohérences. Par exemple, un factor spécialisé dans le financement du secteur textile doit être capable d’identifier des volumes de transactions inhabituels pour ce marché ou des prix unitaires significativement décalés par rapport aux standards du secteur.
Les systèmes d’information dédiés au factoring doivent donc intégrer des paramètres de détection spécifiques, allant au-delà des simples seuils monétaires. La jurisprudence ACPR a d’ailleurs sanctionné plusieurs établissements pour l’inadaptation de leurs outils informatiques aux spécificités du factoring en matière de LCB-FT.
Indices de soupçon spécifiques au secteur du factoring
Le factoring présente des vulnérabilités particulières qui nécessitent une vigilance adaptée. L’identification des indices de soupçon constitue un exercice délicat pour les professionnels du secteur qui doivent distinguer les anomalies relevant de simples dysfonctionnements commerciaux de celles pouvant masquer des activités illicites.
Les typologies de fraude spécifiques au factoring ont été documentées par TRACFIN dans ses rapports annuels d’activité. Parmi les schémas récurrents figure la fraude aux fausses factures, particulièrement répandue dans ce secteur. Elle consiste pour un cédant à présenter au factor des créances fictives afin d’obtenir un financement indu. Cette pratique peut servir différentes finalités illicites :
- Le financement occulte d’activités légales en difficulté (cavalerie)
- Le détournement de fonds à des fins personnelles
- Le blanchiment de capitaux provenant d’autres infractions
- Le financement d’activités terroristes via des sociétés-écrans
Les indicateurs d’alerte spécifiques au factoring incluent plusieurs éléments observables par les professionnels. La Direction Générale du Trésor et l’Association Française des Sociétés Financières ont collaboré pour établir une liste non exhaustive de ces signaux faibles :
La concentration anormale des créances sur un nombre restreint de débiteurs constitue un premier signal d’alerte. Cette configuration peut révéler un montage circulaire où les fonds transitent entre des entités liées sans réalité économique sous-jacente. De même, l’absence de contestation de factures sur une longue période, particulièrement dans des secteurs à fort taux de litiges commerciaux habituels, peut paradoxalement constituer un indice de collusion entre le cédant et ses prétendus débiteurs.
La croissance exponentielle du chiffre d’affaires d’un adhérent sans explication économique rationnelle figure parmi les signaux les plus fréquemment cités dans les déclarations de soupçon transmises par les factors. Cette augmentation brutale peut masquer une activité de façade destinée à justifier des flux financiers d’origine douteuse.
Les incohérences documentaires constituent également des indices pertinents : numéros de factures non séquentiels, formats variables, absence des mentions légales obligatoires, ou encore adresses de livraison incompatibles avec l’activité déclarée du débiteur. Ces anomalies formelles, lorsqu’elles se multiplient, doivent conduire le factor à renforcer ses vérifications.
Secteurs d’activité à risque accru
Certains secteurs économiques présentent des vulnérabilités particulières en matière de blanchiment via le factoring. Le secteur du BTP figure traditionnellement parmi les domaines à vigilance renforcée en raison de la complexité des chaînes de sous-traitance et de la difficulté à vérifier la réalité des prestations facturées. Les récentes affaires judiciaires impliquant des sociétés de factoring dans ce secteur ont mis en lumière des mécanismes sophistiqués de fraude fiscale et sociale couplés à du blanchiment.
Le commerce international constitue un autre domaine à risque pour les factors proposant des services d’affacturage à l’export. Les écarts de prix significatifs par rapport aux cours du marché pour des marchandises standardisées peuvent dissimuler des transferts de valeur non justifiés économiquement. Cette technique, connue sous le nom de « trade-based money laundering », fait l’objet d’une attention croissante des autorités de contrôle.
Le secteur informatique, particulièrement pour les prestations immatérielles difficiles à évaluer, présente également des risques spécifiques. Les facturations de services de conseil ou de développement logiciel peuvent servir de vecteur à des surfacturations destinées à justifier des transferts financiers sans contrepartie réelle.
Face à ces risques sectoriels, les factors doivent adapter leur niveau de vigilance et leurs contrôles. La cartographie des risques imposée par la réglementation doit intégrer cette dimension sectorielle pour permettre une allocation optimale des ressources de conformité.
Conséquences juridiques et opérationnelles des déclarations de soupçon
Effectuer une déclaration de soupçon entraîne des conséquences juridiques significatives pour les sociétés de factoring. Le premier effet notable est l’immunité civile, pénale et professionnelle prévue par l’article L.561-22 du Code monétaire et financier. Cette protection légale garantit que le factor ne pourra être poursuivi pour violation du secret professionnel ou pour dénonciation calomnieuse, sous réserve que la déclaration ait été effectuée de bonne foi.
Cette immunité constitue un élément fondamental du dispositif, encourageant les professionnels à déclarer sans crainte de représailles juridiques. Toutefois, la jurisprudence a progressivement précisé les contours de cette protection. L’arrêt de la Cour de cassation du 28 avril 2004 a ainsi établi que la bonne foi du déclarant s’apprécie au regard des éléments dont il disposait au moment de la déclaration, et non à la lumière d’informations ultérieures.
À l’inverse, l’absence de déclaration alors que les circonstances l’exigeaient expose le factor à des sanctions administratives et pénales. La Commission des sanctions de l’ACPR a prononcé plusieurs blâmes et sanctions pécuniaires contre des établissements financiers, dont des sociétés de factoring, pour manquements à leurs obligations déclaratives. Ces sanctions peuvent atteindre des montants considérables, jusqu’à 100 millions d’euros ou 10% du chiffre d’affaires annuel selon les cas.
Sur le plan opérationnel, la déclaration de soupçon place le factor dans une situation délicate vis-à-vis de son client. L’article L.561-18 du Code monétaire et financier interdit formellement d’informer le client de l’existence de la déclaration. Cette obligation de confidentialité, communément appelée « tipping-off prohibition« , vise à préserver l’efficacité des investigations potentielles de TRACFIN et des autorités judiciaires.
Gestion de la relation commerciale post-déclaration
La gestion de la relation commerciale après une déclaration de soupçon constitue un défi majeur pour les factors. Plusieurs options s’offrent à eux :
- Maintenir la relation en renforçant la surveillance
- Limiter progressivement l’exposition en réduisant les lignes de financement
- Rompre la relation commerciale
Le choix entre ces différentes stratégies dépend de multiples facteurs : gravité des soupçons, réactivité du client aux demandes d’informations complémentaires, instructions éventuelles de TRACFIN (droit d’opposition), ou encore risque réputationnel pour le factor.
La rupture de la relation commerciale suite à une déclaration soulève des questions juridiques complexes. Si elle intervient trop rapidement après la déclaration, elle pourrait être interprétée par le client comme un indice de cette déclaration, contrevenant ainsi indirectement à l’obligation de confidentialité. À l’inverse, maintenir une relation avec un client sur lequel pèsent de forts soupçons expose le factor à des risques juridiques et réputationnels.
La jurisprudence commerciale a progressivement précisé les conditions dans lesquelles un factor peut rompre une relation d’affaires. L’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 3 mai 2018 a ainsi validé la rupture d’un contrat de factoring motivée par des doutes sérieux sur la régularité des opérations du client, même en l’absence de preuve définitive d’activité illicite.
Les procédures internes des sociétés de factoring doivent donc prévoir des protocoles précis pour gérer l’après-déclaration, incluant des circuits décisionnels spécifiques et une documentation rigoureuse des motifs de maintien ou de rupture de la relation. Ces procédures doivent concilier les impératifs de confidentialité avec les obligations de motivation des décisions commerciales défavorables.
Vers une approche proactive de la conformité dans le factoring
L’évolution du cadre réglementaire et des attentes des autorités de contrôle incite les sociétés de factoring à dépasser la simple conformité formelle pour adopter une démarche proactive en matière de lutte contre le blanchiment. Cette approche anticipative constitue non seulement une protection juridique mais peut devenir un véritable avantage concurrentiel dans un secteur où la confiance représente un actif stratégique.
La mise en place d’une culture de conformité solide commence par l’implication directe des instances dirigeantes. Le Conseil d’administration et la Direction générale doivent porter explicitement les valeurs éthiques et l’engagement anti-blanchiment de l’établissement. Cette approche « tone from the top » a été explicitement reconnue comme un facteur d’atténuation des sanctions par la Commission des sanctions de l’ACPR dans plusieurs décisions récentes.
L’investissement dans la formation constitue un autre pilier de cette approche proactive. Au-delà des formations réglementaires obligatoires, les factors les plus avancés développent des programmes spécifiques adaptés aux différentes fonctions de l’entreprise. Les analystes crédit, les gestionnaires de compte, les commerciaux et les équipes de recouvrement reçoivent ainsi des formations ciblées sur les indices de soupçon propres à leur domaine d’intervention.
La technologie joue un rôle croissant dans cette démarche préventive. Les solutions d’intelligence artificielle et d’analyse de données permettent désormais de détecter des patterns suspects invisibles à l’œil humain. Ces outils scrutent non seulement les caractéristiques intrinsèques des créances mais peuvent également analyser les réseaux de relations entre cédants et débiteurs pour identifier des circuits financiers atypiques.
Collaboration sectorielle et partage d’information
La collaboration entre acteurs du secteur, tout en respectant les règles de concurrence, constitue une voie prometteuse pour renforcer collectivement la résilience du factoring face aux tentatives de blanchiment. L’Association Française des Sociétés Financières (ASF) a mis en place un groupe de travail dédié à la LCB-FT qui permet aux professionnels d’échanger sur les bonnes pratiques et les typologies émergentes.
Cette approche collaborative s’étend également aux relations avec les autorités. Les factors proactifs ne se limitent pas à respecter leurs obligations déclaratives mais entretiennent un dialogue constructif avec TRACFIN et l’ACPR. Cette communication bidirectionnelle permet d’affiner la compréhension mutuelle des enjeux et d’améliorer la qualité des signalements.
L’intégration de la lutte anti-blanchiment dans les processus d’innovation produit représente une autre dimension de cette approche proactive. Lors du développement de nouvelles offres de factoring (affacturage inversé, affacturage digital, etc.), les factors les plus avancés incluent systématiquement une analyse des vulnérabilités LCB-FT potentielles dès la phase de conception. Cette méthodologie « compliance by design » permet d’anticiper les risques plutôt que de les gérer a posteriori.
Les certifications volontaires comme la norme ISO 37001 anti-corruption ou les labels sectoriels témoignent également de cet engagement qui dépasse la simple conformité réglementaire. Ces démarches volontaires, bien que représentant un investissement initial, constituent un signal fort envoyé au marché et aux partenaires financiers.
Dans un environnement où les exigences réglementaires ne cessent de se renforcer, cette approche proactive transforme une contrainte apparente en opportunité stratégique. Les factors qui l’adoptent constatent généralement une amélioration de leur profil de risque, une relation plus fluide avec les régulateurs et, paradoxalement, une efficacité commerciale accrue grâce à des processus d’entrée en relation plus robustes et mieux maîtrisés.
