L’affacturage, mécanisme financier par lequel une entreprise transfère ses créances commerciales à un établissement spécialisé qui s’occupe de leur recouvrement, soulève des questions juridictionnelles complexes. La mondialisation des échanges commerciaux a multiplié les contrats transfrontaliers, rendant la détermination du tribunal compétent particulièrement délicate. Face à cette réalité, le concept de compétence exclusive prend une dimension stratégique. Cette notion juridique, qui attribue à certaines juridictions le pouvoir exclusif de trancher des litiges spécifiques, s’applique-t-elle aux opérations d’affacturage? Les règlements européens, notamment Bruxelles I bis, et les conventions internationales ont tenté d’apporter des réponses, mais la jurisprudence révèle des interprétations divergentes selon la qualification donnée au contrat d’affacturage.
Les fondements juridiques de l’affacturage et la question de la compétence
L’affacturage constitue une technique de financement à court terme permettant aux entreprises d’améliorer leur trésorerie en cédant leurs créances commerciales à un factor. Cette opération juridique complexe combine plusieurs mécanismes: une cession de créances, un mandat de recouvrement et souvent un service de garantie contre l’insolvabilité des débiteurs. Cette nature hybride complique la qualification juridique de l’affacturage et, par conséquent, la détermination de la juridiction compétente.
En droit français, l’affacturage ne bénéficie pas d’un cadre législatif spécifique mais s’appuie sur les dispositions du Code civil relatives à la cession de créances et au mandat. La loi Dailly du 2 janvier 1981 a facilité les cessions de créances professionnelles, souvent utilisées dans les opérations d’affacturage domestique, mais ne règle pas directement les questions de compétence juridictionnelle.
Au niveau européen, le Règlement Bruxelles I bis (n°1215/2012) constitue le texte de référence pour déterminer la juridiction compétente en matière civile et commerciale. Son article 7.1 prévoit qu’en matière contractuelle, une personne domiciliée sur le territoire d’un État membre peut être attraite dans un autre État membre devant la juridiction du lieu d’exécution de l’obligation qui sert de base à la demande. Pour les contrats de fourniture de services, ce lieu est celui où les services ont été ou auraient dû être fournis.
La qualification contractuelle de l’affacturage
La Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) a qualifié l’affacturage de contrat de fourniture de services dans l’arrêt Granarolo du 14 juillet 2016. Cette qualification n’est toutefois pas universelle et peut varier selon les caractéristiques spécifiques du contrat d’affacturage concerné.
Dans certains cas, l’affacturage peut être considéré comme relevant de la matière bancaire ou financière, ce qui soulève la question de l’application potentielle des règles de compétence exclusive prévues par l’article 24 du Règlement Bruxelles I bis. Néanmoins, cette disposition ne mentionne pas explicitement les opérations financières parmi les matières soumises à compétence exclusive.
- Qualification comme contrat de service : compétence du lieu d’exécution du service
- Qualification comme opération de cession : application possible des règles relatives aux droits réels
- Qualification comme contrat bancaire : absence de règle de compétence exclusive spécifique
La Chambre commerciale de la Cour de cassation française a eu l’occasion de se prononcer sur ces questions dans plusieurs arrêts, notamment celui du 13 septembre 2017, où elle a considéré que le contrat d’affacturage devait être analysé au regard de sa prestation caractéristique, à savoir le service financier fourni par le factor.
Le règlement Bruxelles I bis et son application à l’affacturage transfrontalier
Le Règlement Bruxelles I bis constitue la pierre angulaire du droit international privé européen en matière de compétence judiciaire. Son application aux contrats d’affacturage transfrontaliers soulève des questions d’interprétation significatives, notamment concernant l’articulation entre les règles générales de compétence et les éventuelles compétences exclusives.
L’article 4 du Règlement pose le principe actor sequitur forum rei, selon lequel les personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre sont attraites devant les juridictions de cet État. Cette règle de base peut cependant être écartée par les règles spéciales de compétence énoncées aux articles suivants, notamment l’article 7 relatif aux compétences spéciales.
En matière d’affacturage, la question centrale consiste à déterminer si ce type de contrat relève d’une des catégories bénéficiant d’une compétence exclusive au sens de l’article 24 du Règlement. Cette disposition établit des compétences exclusives sans considération de domicile dans certains domaines spécifiques, tels que les droits réels immobiliers, la validité des inscriptions sur les registres publics, l’inscription ou la validité des brevets et marques, ou encore l’exécution des décisions.
L’affacturage face aux catégories de compétence exclusive
L’examen détaillé des catégories énumérées à l’article 24 du Règlement révèle qu’aucune ne mentionne explicitement les opérations d’affacturage ou, plus généralement, les contrats financiers. Toutefois, certaines situations particulières peuvent soulever des interrogations:
Lorsque l’affacturage implique des sûretés immobilières, la compétence exclusive des tribunaux de l’État membre où l’immeuble est situé pourrait être invoquée sur le fondement de l’article 24.1. De même, si l’opération d’affacturage nécessite des inscriptions sur des registres publics, l’article 24.3 pourrait trouver application, attribuant compétence exclusive aux tribunaux de l’État membre sur le territoire duquel ces registres sont tenus.
La CJUE a adopté une interprétation stricte des cas de compétence exclusive, considérant dans l’arrêt Reichert du 10 janvier 1990 que ces dispositions constituent des exceptions au principe général de compétence du domicile du défendeur et doivent donc être interprétées restrictivement.
Dans l’arrêt Komu du 17 décembre 2015, la Cour a précisé que l’article 24 du Règlement établit une liste exhaustive et fermée de compétences exclusives. Par conséquent, un contrat d’affacturage standard, sans lien avec l’une des matières spécifiquement visées, ne relèverait pas du champ d’application de cet article.
- Absence de mention explicite de l’affacturage dans les catégories de l’article 24
- Interprétation stricte des cas de compétence exclusive par la jurisprudence
- Possibilité de rattachement dans des cas spécifiques (sûretés immobilières, inscriptions sur registres)
En pratique, les contrats d’affacturage internationaux contiennent généralement des clauses attributives de juridiction qui, en vertu de l’article 25 du Règlement, permettent aux parties de désigner la juridiction compétente, sous réserve du respect de certaines conditions formelles.
Les clauses attributives de juridiction dans les contrats d’affacturage
Les contrats d’affacturage comportent généralement des clauses attributives de juridiction qui permettent aux parties de désigner à l’avance le tribunal compétent en cas de litige. Ces stipulations contractuelles jouent un rôle déterminant dans la sécurisation juridique des opérations, particulièrement dans un contexte international où les incertitudes relatives à la compétence juridictionnelle peuvent engendrer des complications procédurales significatives.
L’article 25 du Règlement Bruxelles I bis reconnaît expressément la validité de ces clauses, sous réserve qu’elles respectent certaines conditions formelles. Elles doivent être conclues par écrit ou verbalement avec confirmation écrite, ou sous une forme conforme aux habitudes établies entre les parties, ou encore selon les usages du commerce international.
La jurisprudence de la CJUE a précisé les contours de cette validité, notamment dans l’arrêt CDC Hydrogen Peroxide du 21 mai 2015, où elle a considéré que les clauses attributives de juridiction produisent leurs effets indépendamment de l’existence d’un litige né et actuel au moment de leur conclusion.
L’articulation avec les règles de compétence exclusive
Une question fondamentale concerne l’articulation entre les clauses attributives de juridiction et les éventuelles règles de compétence exclusive. L’article 25.4 du Règlement apporte une réponse claire: les conventions attributives de juridiction sont sans effet si elles dérogent aux compétences exclusives prévues à l’article 24.
En conséquence, si une opération d’affacturage entre dans l’une des catégories relevant de la compétence exclusive (ce qui, comme nous l’avons vu, reste exceptionnel), la clause attributive de juridiction serait inopérante. Cette limitation constitue une garantie importante pour préserver l’effectivité des compétences exclusives établies par le législateur européen.
Dans la pratique contractuelle de l’affacturage international, les factors tendent à favoriser des clauses désignant leurs propres juridictions nationales. Cette tendance s’explique par plusieurs facteurs:
- La volonté de maîtriser l’environnement juridictionnel et procédural
- La réduction des coûts liés à la représentation juridique à l’étranger
- La prévisibilité des solutions jurisprudentielles dans leur système juridique
Toutefois, cette pratique peut créer un déséquilibre dans les relations contractuelles, particulièrement lorsque l’adhérent au contrat d’affacturage est une PME disposant d’un pouvoir de négociation limité face à des établissements financiers importants.
Le droit de la consommation apporte certaines protections contre ces déséquilibres potentiels, notamment lorsque l’adhérent peut être qualifié de consommateur, mais cette qualification reste rare dans le domaine de l’affacturage qui concerne principalement des relations entre professionnels.
La Cour de cassation française a eu l’occasion de se prononcer sur la validité des clauses attributives de juridiction dans les contrats d’affacturage, notamment dans un arrêt du 13 janvier 2015, où elle a confirmé leur opposabilité au débiteur cédé, dès lors que celui-ci en avait connaissance au moment de la conclusion du contrat initial.
Les conflits de juridictions et l’exception de litispendance en matière d’affacturage
Les opérations d’affacturage international peuvent générer des conflits de juridictions, notamment lorsque des procédures judiciaires sont initiées simultanément dans plusieurs États membres concernant le même litige. Ces situations, potentiellement préjudiciables à une bonne administration de la justice, sont régulées par le mécanisme de la litispendance prévu par le Règlement Bruxelles I bis.
L’article 29 du Règlement établit que lorsque des demandes ayant le même objet et la même cause sont formées entre les mêmes parties devant des juridictions d’États membres différents, la juridiction saisie en second lieu sursoit d’office à statuer jusqu’à ce que la compétence du tribunal premier saisi soit établie. Cette règle, fondée sur le critère chronologique (prior tempore, potior jure), vise à prévenir le risque de décisions contradictoires.
Dans le contexte spécifique de l’affacturage, la règle de litispendance peut interagir de manière complexe avec les questions de compétence exclusive. Si l’une des juridictions saisies estime que l’affaire relève d’une compétence exclusive au sens de l’article 24, cette considération pourrait influencer l’application du mécanisme de litispendance.
L’exception de connexité
À côté de la litispendance stricto sensu, le Règlement prévoit également un mécanisme pour les affaires connexes. L’article 30 dispose que lorsque des demandes connexes sont pendantes devant des juridictions d’États membres différents, la juridiction saisie en second lieu peut surseoir à statuer ou, sous certaines conditions, se dessaisir au profit de la juridiction première saisie.
Cette disposition présente un intérêt particulier pour les litiges relatifs à l’affacturage, qui impliquent souvent plusieurs acteurs (adhérent, factor, débiteur cédé) et peuvent donner lieu à des contentieux parallèles mais non identiques. Par exemple, un litige entre l’adhérent et le factor concernant l’exécution du contrat d’affacturage pourrait être connexe à un litige entre le factor et le débiteur cédé relatif au paiement de la créance cédée.
La CJUE a précisé les contours de cette notion de connexité dans l’arrêt Tatry du 6 décembre 1994, en indiquant qu’il s’agit de demandes liées entre elles par un rapport si étroit qu’il y a intérêt à les instruire et à les juger en même temps afin d’éviter des solutions qui pourraient être inconciliables si les causes étaient jugées séparément.
Dans le domaine de l’affacturage, la Chambre commerciale de la Cour de cassation a eu l’occasion d’appliquer ces principes, notamment dans un arrêt du 28 novembre 2018, où elle a considéré que l’existence d’un contrat d’affacturage entre un fournisseur et un factor n’empêchait pas le débiteur cédé de contester la créance devant le tribunal compétent selon les règles ordinaires de compétence.
- Application du mécanisme de litispendance aux procédures parallèles
- Pertinence de l’exception de connexité pour les litiges multi-parties
- Interactions complexes avec les règles de compétence exclusive
Les praticiens du droit confrontés à des litiges transfrontaliers en matière d’affacturage doivent donc être particulièrement attentifs aux règles de litispendance et de connexité, qui peuvent avoir une incidence déterminante sur la stratégie procédurale à adopter.
Perspectives d’évolution et harmonisation des règles de compétence en matière financière
Le cadre juridique actuel relatif à la compétence en matière d’affacturage présente certaines zones d’ombre et pourrait bénéficier d’une clarification. Les travaux d’harmonisation au niveau européen et international laissent entrevoir des évolutions potentielles qui méritent d’être examinées.
La Commission européenne a lancé plusieurs initiatives visant à renforcer l’intégration des marchés financiers européens, notamment dans le cadre de l’Union des marchés de capitaux. Ces efforts pourraient à terme conduire à une harmonisation plus poussée des règles de compétence juridictionnelle applicables aux opérations financières, dont l’affacturage fait partie.
Le développement de l’affacturage digital et des technologies financières (FinTech) soulève de nouvelles questions quant à la détermination du lieu d’exécution des prestations de services financiers, critère déterminant pour l’application de l’article 7.1 du Règlement Bruxelles I bis. La dématérialisation croissante des opérations rend parfois difficile l’identification d’un rattachement territorial précis.
Vers une compétence exclusive pour les contrats financiers?
Certains acteurs du marché et juristes spécialisés plaident pour l’instauration d’une compétence exclusive spécifique aux contrats financiers, qui inclurait l’affacturage. Cette approche permettrait de garantir une plus grande prévisibilité juridique et de réduire les risques de forum shopping.
Une telle évolution nécessiterait toutefois une modification du Règlement Bruxelles I bis, dont la dernière refonte date de 2012. Si cette perspective reste hypothétique à court terme, elle s’inscrit dans une tendance plus large à la spécialisation des juridictions en matière économique et financière.
La France a d’ailleurs fait un pas dans cette direction avec la création des chambres commerciales internationales au sein du Tribunal de commerce et de la Cour d’appel de Paris, destinées à traiter des litiges commerciaux internationaux complexes, y compris ceux relatifs à l’affacturage transfrontalier.
Au niveau international, les travaux de la Conférence de La Haye de droit international privé sur la reconnaissance et l’exécution des jugements étrangers pourraient également influencer l’évolution des règles de compétence en matière d’affacturage. La Convention du 2 juillet 2019 sur la reconnaissance et l’exécution des jugements étrangers en matière civile ou commerciale constitue une avancée significative, bien que son impact sur les opérations financières reste à préciser.
- Développement de juridictions spécialisées en matière financière
- Impact des nouvelles technologies sur la détermination de la compétence
- Harmonisation progressive des règles au niveau international
Face à ces évolutions potentielles, les acteurs de l’affacturage doivent rester vigilants et adapter leurs pratiques contractuelles. La rédaction de clauses attributives de juridiction suffisamment précises et robustes demeure un enjeu majeur pour sécuriser les opérations transfrontalières.
Stratégies juridiques et recommandations pratiques pour les opérateurs d’affacturage
Face à la complexité des règles de compétence juridictionnelle en matière d’affacturage international, les opérateurs économiques – factors comme adhérents – peuvent adopter diverses stratégies juridiques pour sécuriser leurs opérations et minimiser les risques contentieux.
La première recommandation concerne la rédaction minutieuse des clauses attributives de juridiction. Ces stipulations contractuelles doivent non seulement désigner précisément la juridiction compétente, mais également spécifier leur portée (litiges relatifs à la formation, l’exécution, l’interprétation du contrat) et prévoir leur transfert en cas de cession de créance. La Cour de cassation a régulièrement souligné l’importance d’une rédaction claire et non équivoque de ces clauses.
Une attention particulière doit être portée à l’opposabilité de ces clauses au débiteur cédé, qui n’est pas partie au contrat d’affacturage initial. La jurisprudence a évolué sur ce point, reconnaissant généralement l’opposabilité de la clause au débiteur cédé dès lors qu’il en a eu connaissance, notamment par le biais d’une notification formelle de la cession.
Audits juridiques préventifs et due diligence
Pour les factors opérant à l’international, la réalisation d’audits juridiques préventifs constitue une démarche prudente. Ces examens permettent d’évaluer les risques juridictionnels spécifiques à chaque marché et d’adapter en conséquence les contrats proposés.
Ces audits doivent notamment porter sur:
- L’identification des règles de compétence exclusive potentiellement applicables dans chaque juridiction concernée
- L’analyse de la jurisprudence locale relative à l’opposabilité des clauses attributives de juridiction
- L’évaluation des risques procéduraux spécifiques (délais, coûts, exécution des décisions)
Pour les adhérents, généralement en position de faiblesse dans la négociation contractuelle, il peut être judicieux de solliciter des aménagements aux clauses standard proposées par les factors, notamment pour éviter d’avoir à plaider dans des juridictions éloignées en cas de litige. La négociation d’une clause compromissoire prévoyant le recours à l’arbitrage peut constituer une alternative intéressante aux clauses attributives de juridiction classiques.
L’arbitrage présente plusieurs avantages dans le contexte de l’affacturage international: confidentialité des débats, expertise des arbitres en matière financière, procédure plus souple et potentiellement plus rapide que devant les juridictions étatiques. La Convention de New York de 1958 facilite par ailleurs l’exécution des sentences arbitrales dans plus de 160 pays.
La gestion des contentieux transfrontaliers
Lorsqu’un litige survient malgré les précautions prises, la stratégie procédurale adoptée peut s’avérer déterminante. Le choix de la juridiction auprès de laquelle introduire l’action, lorsqu’une option existe, doit tenir compte de multiples facteurs: délais de procédure, prévisibilité de la jurisprudence, coûts, facilité d’exécution de la décision.
Dans certains cas, l’introduction simultanée ou successive d’actions dans plusieurs juridictions peut constituer une stratégie délibérée, visant à bénéficier des règles de litispendance ou à obtenir des mesures provisoires dans différents pays. Cette approche, parfois qualifiée de forum shopping, doit cependant être maniée avec précaution, car elle peut être sanctionnée en cas d’abus.
La médiation et les autres modes alternatifs de règlement des différends méritent également d’être considérés, particulièrement pour les litiges de montant intermédiaire. La Directive européenne 2008/52/CE sur la médiation en matière civile et commerciale a favorisé le développement de ces pratiques, qui peuvent permettre de résoudre les conflits plus rapidement et à moindre coût.
Enfin, la constitution de réseaux de correspondants juridiques dans les différentes juridictions concernées par les opérations d’affacturage international constitue un atout majeur pour anticiper les difficultés et réagir efficacement en cas de contentieux. Ces réseaux permettent d’accéder rapidement à une expertise juridique locale et de bénéficier d’une représentation adaptée devant les juridictions étrangères.
