La clause bénéficiaire constitue l’élément central du contrat d’assurance vie, permettant au souscripteur de désigner la personne qui recevra le capital ou la rente à son décès. Son caractère révocable représente une spécificité majeure du droit français, offrant une flexibilité distinctive par rapport à d’autres instruments de transmission patrimoniale. Cette faculté de modification s’inscrit dans un cadre juridique précis, encadré par le Code des assurances et façonné par une jurisprudence abondante. Face aux évolutions familiales, professionnelles ou patrimoniales, la possibilité de changer le bénéficiaire désigné confère à l’assurance vie une souplesse recherchée. Toutefois, cette révocabilité n’est pas absolue et se heurte à diverses limites légales et conventionnelles qui méritent une analyse approfondie pour tout souscripteur souhaitant maîtriser les conséquences de ses choix.
Le principe de révocabilité : fondements juridiques et portée
La révocabilité de la clause bénéficiaire repose sur un socle juridique solide, établi par l’article L.132-9 du Code des assurances. Ce texte fondamental pose comme principe que « la stipulation en vertu de laquelle le bénéfice de l’assurance est attribué à un bénéficiaire déterminé devient irrévocable par l’acceptation du bénéficiaire ». Cette formulation, en apparence anodine, consacre implicitement mais nécessairement le caractère révocable de la désignation bénéficiaire avant toute acceptation.
Cette révocabilité s’explique par la nature juridique particulière de la clause bénéficiaire, qualifiée par la doctrine et la jurisprudence de stipulation pour autrui. Concept issu de l’article 1205 du Code civil, la stipulation pour autrui permet au souscripteur (le stipulant) de conférer un droit au bénéficiaire (le tiers) par l’intermédiaire d’un contrat conclu avec l’assureur (le promettant). La Cour de cassation a confirmé cette qualification dans de nombreux arrêts, notamment dans un arrêt de la première chambre civile du 28 avril 1998.
La portée de cette révocabilité est considérable dans la gestion patrimoniale. Elle offre au souscripteur une liberté quasi-totale pour adapter sa clause bénéficiaire aux évolutions de sa situation personnelle. Cette souplesse distingue fondamentalement l’assurance vie d’autres mécanismes de transmission comme le legs testamentaire, qui peut être révoqué mais avec des formalités plus contraignantes, ou la donation entre vifs, par essence irrévocable sauf exceptions limitées.
En pratique, la révocabilité s’exerce selon différentes modalités :
- Par avenant au contrat d’assurance vie
- Par disposition testamentaire (testament authentique ou olographe)
- Par simple lettre adressée à l’assureur
La jurisprudence a progressivement précisé les contours de cette faculté de révocation. Ainsi, dans un arrêt du 7 novembre 2012, la Cour de cassation a confirmé qu’un testament olographe pouvait valablement révoquer une clause bénéficiaire, à condition que la volonté du souscripteur soit clairement exprimée. De même, un arrêt du 25 septembre 2013 a rappelé que la révocation pouvait intervenir à tout moment, y compris pendant la phase de liquidation successorale.
Cette faculté de révocation s’étend à toutes les formes de désignation bénéficiaire, qu’elle soit nominative (désignation d’une personne précisément identifiée) ou générique (« mon conjoint », « mes enfants nés ou à naître »). Dans ce dernier cas, la révocabilité permet d’affiner la désignation en fonction des évolutions familiales.
Enfin, il convient de souligner que la révocabilité constitue un droit strictement personnel du souscripteur. Ni ses héritiers, ni un mandataire (sauf mandat exprès), ni un tuteur ou curateur ne peuvent exercer ce droit à sa place. La Cour de cassation a fermement établi ce principe dans un arrêt de la première chambre civile du 4 juillet 2007, considérant que la révocation d’une clause bénéficiaire constitue un acte éminemment personnel qui ne peut être délégué.
L’acceptation du bénéficiaire : mécanisme et conséquences juridiques
L’acceptation du bénéficiaire représente le principal mécanisme susceptible de transformer une clause révocable en stipulation irrévocable. Ce processus, codifié à l’article L.132-9 du Code des assurances, a connu une évolution significative avec la loi du 17 décembre 2007, qui a profondément réformé les modalités d’acceptation pour rééquilibrer les droits du souscripteur face au bénéficiaire.
Avant cette réforme, l’acceptation pouvait s’effectuer sans information du souscripteur, créant parfois des situations où ce dernier découvrait l’impossibilité de modifier sa clause bénéficiaire uniquement lorsqu’il souhaitait effectuer cette modification. La loi de 2007 a instauré un formalisme protecteur, rendant l’acceptation plus transparente.
Les modalités d’acceptation post-réforme
Désormais, l’acceptation peut s’effectuer selon deux modalités principales :
- Par un avenant tripartite signé par le souscripteur, le bénéficiaire et l’assureur
- Par un acte authentique ou sous seing privé, signé du bénéficiaire et du souscripteur, et notifié par écrit à l’assureur
Ce formalisme garantit que le souscripteur est pleinement informé de l’acceptation et de ses conséquences. La jurisprudence a confirmé la rigueur de ce formalisme, notamment dans un arrêt de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation du 13 juin 2013, qui a invalidé une acceptation non conforme à ces modalités.
Les effets juridiques de l’acceptation sont considérables et transforment profondément la nature du contrat d’assurance vie. Une fois l’acceptation valablement formalisée, le souscripteur ne peut plus, sans l’accord du bénéficiaire acceptant :
Modifier la clause bénéficiaire pour désigner un autre bénéficiaire
Procéder à un rachat, total ou partiel, du contrat
Obtenir une avance sur le contrat
Mettre le contrat en garantie (nantissement)
Cette limitation drastique des prérogatives du souscripteur explique pourquoi la jurisprudence exige une manifestation non équivoque de volonté du bénéficiaire d’accepter la stipulation faite à son profit. Un simple remerciement ou l’expression d’une satisfaction ne suffit pas à caractériser une acceptation valable, comme l’a rappelé la Cour de cassation dans un arrêt du 8 juillet 2010.
Le régime particulier des contrats souscrits avant 2007
Pour les contrats souscrits avant l’entrée en vigueur de la loi du 17 décembre 2007, un régime transitoire s’applique. Les acceptations antérieures à cette date restent valables selon les modalités alors en vigueur, y compris celles réalisées à l’insu du souscripteur. En revanche, les effets de ces acceptations sont désormais alignés sur le nouveau régime.
La Cour de cassation a précisé dans un arrêt du 19 mars 2015 que pour ces contrats anciens, les acceptations postérieures à la réforme doivent respecter le formalisme introduit en 2007, même si le contrat a été souscrit antérieurement.
Dans la pratique patrimoniale, l’acceptation constitue un enjeu stratégique majeur. Pour le bénéficiaire, elle sécurise ses droits en les rendant définitifs. Pour le souscripteur, elle représente une perte significative de flexibilité. C’est pourquoi les conseillers en gestion de patrimoine recommandent généralement aux souscripteurs de rester vigilants face aux demandes d’acceptation et d’en mesurer toutes les conséquences avant d’y consentir.
Les limites légales à la révocabilité : protections spécifiques et cas particuliers
Si le principe de révocabilité constitue la règle générale, le législateur a néanmoins prévu plusieurs situations où cette faculté se trouve encadrée, limitée, voire supprimée. Ces restrictions visent principalement à protéger certains bénéficiaires ou à préserver l’équilibre contractuel dans des contextes spécifiques.
La protection du conjoint dans les régimes matrimoniaux
En matière matrimoniale, plusieurs dispositions viennent limiter la liberté de révocation du souscripteur. Ainsi, l’article L.132-16 du Code des assurances précise que le bénéfice de l’assurance contractée par un époux commun en biens en faveur de son conjoint constitue un bien propre pour ce dernier. Cette qualification a des conséquences importantes, notamment en cas de divorce.
La jurisprudence a précisé que lorsqu’un contrat d’assurance vie est souscrit dans le cadre d’un avantage matrimonial, comme une clause de préciput incluse dans un contrat de mariage, la révocation de la clause bénéficiaire peut être considérée comme une modification indirecte du régime matrimonial. L’arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du 31 mars 1992 a ainsi établi qu’une telle révocation pouvait être invalidée si elle contrevenait aux stipulations du contrat de mariage.
De même, dans le cadre d’une donation entre époux de biens à venir (anciennement donation au dernier vivant), la révocation d’une clause bénéficiaire désignant le conjoint peut parfois être contestée si elle vide de sa substance la donation consentie. Cette question a fait l’objet d’un débat doctrinal important, certains auteurs considérant que la liberté de révocation devait céder devant l’engagement pris dans la donation.
La protection des enfants et le formalisme renforcé
Lorsque des mineurs ou des majeurs protégés sont désignés comme bénéficiaires, des règles spécifiques s’appliquent. Si la révocation reste possible en principe, elle peut être soumise à des autorisations particulières lorsque le souscripteur est lui-même sous un régime de protection.
Ainsi, un tuteur souhaitant révoquer une clause bénéficiaire désignant les enfants mineurs de la personne protégée devra obtenir l’autorisation du conseil de famille ou du juge des tutelles, conformément à l’article 505 du Code civil. Cette exigence a été confirmée par la Cour de cassation dans un arrêt du 8 juillet 2009.
Par ailleurs, lorsque la clause bénéficiaire s’inscrit dans le cadre d’une obligation alimentaire légale, notamment envers les enfants, sa révocation peut être contestée sur le fondement d’une fraude aux droits des créanciers d’aliments. La jurisprudence reconnaît dans certains cas la possibilité d’annuler une révocation qui aurait pour effet de priver délibérément des enfants de ressources nécessaires à leur entretien et leur éducation.
Les clauses bénéficiaires à titre onéreux
Une limitation particulièrement significative concerne les clauses bénéficiaires à titre onéreux. Contrairement aux désignations classiques qui constituent des libéralités, certaines clauses bénéficiaires s’inscrivent dans une relation d’affaires ou de garantie.
C’est notamment le cas lorsqu’un contrat d’assurance vie est nanti au profit d’un établissement financier en garantie d’un prêt. Dans cette hypothèse, l’article L.132-10 du Code des assurances prévoit un régime spécifique qui restreint considérablement la faculté de révocation du souscripteur.
La jurisprudence a confirmé cette limitation dans plusieurs arrêts, dont celui de la chambre commerciale de la Cour de cassation du 3 juin 2014, qui a jugé qu’un souscripteur ne pouvait pas révoquer unilatéralement une clause bénéficiaire désignant une banque créancière sans l’accord de cette dernière, même en l’absence d’acceptation formalisée selon les modalités de l’article L.132-9.
De même, lorsque la désignation bénéficiaire s’inscrit dans le cadre d’un pacte d’associés ou d’un protocole familial de transmission d’entreprise, la révocation peut être considérée comme une violation de l’engagement contractuel. Dans un arrêt du 11 septembre 2013, la Cour de cassation a ainsi validé la demande en exécution forcée d’un pacte prévoyant le maintien d’une clause bénéficiaire spécifique.
Ces limitations illustrent le nécessaire équilibre entre la liberté du souscripteur et la sécurité juridique des tiers qui ont légitimement pu compter sur le maintien de la désignation bénéficiaire dans un contexte contractuel plus large.
Les clauses d’irrévocabilité contractuelle : validité et portée
Au-delà des limites légales à la révocabilité, se pose la question de la validité des clauses contractuelles par lesquelles un souscripteur renoncerait volontairement à son droit de révocation. Ces dispositions, qualifiées de « clauses d’irrévocabilité », suscitent d’importantes interrogations juridiques quant à leur compatibilité avec les principes fondamentaux du droit des assurances.
L’admissibilité contestée des clauses d’irrévocabilité ab initio
Les clauses d’irrévocabilité insérées dès la souscription du contrat (irrévocabilité ab initio) ont fait l’objet d’un débat doctrinal intense. Certains auteurs, comme les professeurs Hubert Groutel et Luc Mayaux, ont soutenu que de telles clauses contrevenaient à l’ordre public des assurances, arguant que la révocabilité constituait une caractéristique essentielle de l’assurance vie.
Cette position s’appuie sur une lecture téléologique de l’article L.132-9 du Code des assurances, considérant que ce texte établit un mécanisme précis pour rendre une clause irrévocable (l’acceptation) et qu’il ne saurait être contourné par une stipulation contractuelle.
Toutefois, la jurisprudence a progressivement admis la validité de ces clauses, sous certaines conditions. Dans un arrêt fondateur du 2 juillet 2002, la Cour de cassation a reconnu qu’une clause d’irrévocabilité pouvait être valable dès lors qu’elle résultait d’une volonté claire et non équivoque du souscripteur, manifestée en connaissance de cause.
Cette jurisprudence a été confirmée et affinée par un arrêt du 4 décembre 2007, dans lequel la Haute juridiction a précisé que la validité d’une telle clause était subordonnée à l’existence d’une contrepartie pour le souscripteur. Cette exigence de contrepartie s’explique par la nature dérogatoire de l’irrévocabilité contractuelle par rapport au régime légal.
Modalités et formalisme des clauses d’irrévocabilité
Pour être valable, une clause d’irrévocabilité doit respecter un formalisme strict, destiné à garantir que le souscripteur a parfaitement conscience de l’engagement qu’il prend et de ses conséquences sur sa liberté future.
La jurisprudence exige ainsi que la clause soit rédigée en termes clairs et précis, excluant toute ambiguïté sur la portée de la renonciation. Un arrêt de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation du 15 mai 2008 a invalidé une clause d’irrévocabilité formulée en termes généraux, sans mention explicite des prérogatives auxquelles le souscripteur renonçait.
De même, la clause doit faire l’objet d’une mention spécifique, distinctement signée par le souscripteur. Les tribunaux considèrent avec méfiance les clauses d’irrévocabilité noyées dans les conditions générales du contrat, comme l’a rappelé un arrêt de la Cour d’appel de Paris du 19 janvier 2018.
Certains assureurs, conscients des enjeux juridiques, ont développé des procédures internes rigoureuses pour la mise en place de clauses d’irrévocabilité, incluant un entretien spécifique avec le souscripteur, documenté par un compte-rendu signé, ainsi qu’une notice explicative détaillant les conséquences de l’irrévocabilité.
Effets et portée des clauses d’irrévocabilité validées
Lorsqu’une clause d’irrévocabilité est jugée valable, ses effets sont similaires à ceux d’une acceptation du bénéficiaire, mais avec certaines nuances importantes.
Comme dans le cas de l’acceptation, le souscripteur ne peut plus modifier la désignation bénéficiaire. Toutefois, contrairement à l’acceptation qui confère au bénéficiaire un droit de regard sur les opérations de rachat, d’avance ou de nantissement, la clause d’irrévocabilité n’a pas nécessairement cet effet, sauf stipulation expresse.
La Cour de cassation a clarifié ce point dans un arrêt du 28 avril 2011, jugeant qu’une clause d’irrévocabilité ne limitait les droits du souscripteur que dans la stricte mesure prévue au contrat. Cette solution s’inscrit dans une interprétation restrictive des renonciations, principe général du droit civil.
En pratique, les clauses d’irrévocabilité sont principalement utilisées dans trois contextes :
- Les contrats d’assurance vie adossés à des prêts in fine, où l’irrévocabilité garantit au prêteur le remboursement du capital
- Les montages patrimoniaux complexes impliquant plusieurs générations, où l’irrévocabilité sécurise une stratégie de transmission
- Les contrats souscrits dans un contexte de démembrement de propriété, notamment lorsque le nu-propriétaire souscrit au bénéfice de l’usufruitier
Dans ces différentes hypothèses, l’irrévocabilité contractuelle constitue un outil de sécurisation juridique qui doit être manié avec précaution, tant ses conséquences sont importantes pour la liberté future du souscripteur.
Stratégies pratiques face à l’irrévocabilité : solutions et alternatives
Face à une clause bénéficiaire devenue irrévocable, que ce soit par acceptation du bénéficiaire ou par stipulation contractuelle, le souscripteur n’est pas totalement démuni. Diverses stratégies juridiques peuvent être envisagées pour préserver une certaine flexibilité ou, dans certains cas, retrouver une liberté de disposition.
La recherche du consentement du bénéficiaire acceptant
La solution la plus directe consiste à obtenir l’accord du bénéficiaire acceptant pour modifier la clause. L’article L.132-9 du Code des assurances prévoit explicitement cette possibilité, en précisant que la modification reste possible avec « l’accord du bénéficiaire ».
En pratique, cette démarche nécessite un formalisme similaire à celui de l’acceptation initiale : un avenant tripartite signé par le souscripteur, le bénéficiaire acceptant et l’assureur, ou un acte sous seing privé signé par les deux premiers et notifié à l’assureur.
Pour faciliter l’obtention de cet accord, plusieurs approches peuvent être envisagées :
- Proposer une contrepartie financière immédiate au bénéficiaire acceptant
- Négocier un partage du bénéfice entre plusieurs personnes, incluant le bénéficiaire initial
- Démontrer au bénéficiaire que la modification s’inscrit dans une réorganisation patrimoniale globale qui peut lui être indirectement favorable
La jurisprudence a validé ces accords de renonciation, notamment dans un arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du 10 octobre 2012, qui a confirmé qu’un bénéficiaire acceptant pouvait valablement renoncer à ses droits moyennant une contrepartie.
Le recours à la théorie des vices du consentement
Lorsque l’acceptation ou la clause d’irrévocabilité a été consentie dans des conditions douteuses, le souscripteur peut tenter d’en obtenir l’annulation en invoquant un vice du consentement (erreur, dol ou violence), conformément aux articles 1130 et suivants du Code civil.
Cette stratégie contentieuse a été couronnée de succès dans plusieurs affaires, notamment lorsque le souscripteur n’avait pas été clairement informé des conséquences de l’acceptation ou de l’irrévocabilité. Dans un arrêt du 17 septembre 2014, la Cour de cassation a ainsi annulé une acceptation obtenue par un conseiller en gestion de patrimoine qui avait délibérément omis d’informer le souscripteur des restrictions qui en résulteraient.
De même, l’erreur sur la portée juridique de l’engagement peut constituer un motif valable d’annulation. Un arrêt de la Cour d’appel de Versailles du 24 janvier 2019 a invalidé une clause d’irrévocabilité signée par un souscripteur qui croyait, à tort, qu’elle ne concernait que la désignation bénéficiaire et non les facultés de rachat.
Cette voie reste néanmoins aléatoire, les tribunaux exigeant des preuves solides du vice allégué et appliquant strictement le délai de prescription quinquennal prévu à l’article 2224 du Code civil.
La souscription de nouveaux contrats et l’optimisation fiscale
Une approche pragmatique consiste à souscrire de nouveaux contrats d’assurance vie avec une clause bénéficiaire différente, tout en conservant le contrat devenu irrévocable. Cette stratégie permet de rééquilibrer progressivement la transmission patrimoniale en fonction des objectifs actuels du souscripteur.
Pour alimenter ces nouveaux contrats, plusieurs techniques peuvent être utilisées :
- Réorienter l’épargne nouvelle vers les contrats récemment souscrits
- Utiliser les revenus des placements existants pour alimenter les nouveaux contrats
- Procéder à des arbitrages sur d’autres produits d’épargne non concernés par l’irrévocabilité
Sur le plan fiscal, cette stratégie peut s’accompagner d’une optimisation des abattements prévus par l’article 757 B et l’article 990 I du Code général des impôts. En effet, ces abattements s’appliquant par bénéficiaire et par souscripteur, la multiplication des contrats permet de maximiser leur utilisation.
La jurisprudence a confirmé la validité de cette approche, même lorsqu’elle vise expressément à contourner les effets d’une acceptation antérieure. Dans un arrêt du 12 janvier 2017, la Cour de cassation a jugé qu’un souscripteur était parfaitement libre de souscrire de nouveaux contrats avec des bénéficiaires différents, même si cette démarche réduisait l’intérêt économique d’une acceptation antérieure.
L’anticipation des blocages par des clauses spécifiques
Pour les nouveaux contrats, la meilleure stratégie reste préventive. Plusieurs clauses peuvent être intégrées dès la souscription pour préserver une flexibilité future :
La clause à options ou clause à tiroirs, qui prévoit différentes répartitions du capital selon les circonstances au moment du décès
La clause bénéficiaire démembrée avec réversion d’usufruit, qui permet d’adapter la transmission aux évolutions familiales sans modification formelle
La clause prévoyant un droit de substitution limité, permettant au souscripteur de modifier certains bénéficiaires sans remettre en cause la structure générale de la clause
Ces mécanismes contractuels sophistiqués doivent être rédigés avec une grande précision pour éviter toute contestation ultérieure. Un arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du 3 avril 2019 a rappelé l’importance d’une rédaction sans ambiguïté des clauses complexes, en invalidant une clause à options dont les conditions de mise en œuvre étaient insuffisamment précisées.
En définitive, face à l’irrévocabilité, la meilleure stratégie combine souvent plusieurs approches : recherche d’un accord amiable avec le bénéficiaire acceptant, souscription de nouveaux contrats et mise en place de clauses flexibles pour l’avenir. Cette démarche globale permet de préserver les équilibres patrimoniaux tout en respectant le cadre juridique contraignant de l’irrévocabilité.
Les évolutions jurisprudentielles récentes : vers un nouvel équilibre
La jurisprudence relative à la révocabilité de la clause bénéficiaire connaît des évolutions significatives ces dernières années, redessinant progressivement les contours de cette faculté essentielle. Ces développements jurisprudentiels témoignent de la recherche d’un équilibre renouvelé entre la liberté du souscripteur et la protection des intérêts légitimes des bénéficiaires.
L’assouplissement des conditions de révocation
Plusieurs décisions récentes marquent une tendance à l’assouplissement des conditions formelles de révocation, facilitant l’exercice de cette faculté par le souscripteur. Cette orientation jurisprudentielle s’inscrit dans une lecture libérale de l’article L.132-9 du Code des assurances.
L’arrêt de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation du 7 novembre 2019 constitue une illustration marquante de cette tendance. Dans cette affaire, la Haute juridiction a validé une révocation effectuée par simple courrier électronique adressé à l’assureur, considérant que l’article L.132-9 n’imposait aucun formalisme particulier pour la révocation d’une clause bénéficiaire non acceptée.
Cette solution audacieuse a été confirmée par un arrêt du 13 février 2020, qui a précisé que « la révocation de la désignation du bénéficiaire d’un contrat d’assurance sur la vie peut être exprimée dans un testament, sans qu’il soit nécessaire que l’assureur en ait eu connaissance avant le décès de l’assuré ». Cette décision facilite considérablement la révocation testamentaire, en écartant l’exigence de notification préalable à l’assureur que certaines juridictions du fond avaient tenté d’imposer.
Dans le même esprit d’assouplissement, la Cour de cassation a admis dans un arrêt du 9 juillet 2021 qu’une révocation pouvait résulter d’un faisceau d’indices concordants établissant la volonté non équivoque du souscripteur, même en l’absence d’écrit formel. Cette approche pragmatique marque une évolution notable par rapport à la rigueur formaliste qui prévalait auparavant.
Le renforcement du contrôle sur les acceptations
Parallèlement à l’assouplissement des conditions de révocation, la jurisprudence récente se montre plus exigeante quant aux conditions de validité des acceptations, renforçant ainsi indirectement la liberté du souscripteur.
Dans un arrêt remarqué du 6 mai 2021, la première chambre civile de la Cour de cassation a invalidé l’acceptation d’une clause bénéficiaire par un majeur sous tutelle, au motif que cette acceptation constituait un acte de disposition nécessitant l’autorisation préalable du juge des tutelles, conformément à l’article 505 du Code civil. Cette décision étend aux bénéficiaires protégés les exigences de protection déjà appliquées aux souscripteurs vulnérables.
De même, dans un arrêt du 18 novembre 2020, la Haute juridiction a précisé que l’acceptation d’une clause bénéficiaire par une personne morale nécessitait une délibération spéciale de son organe compétent, le pouvoir général de représentation du dirigeant étant insuffisant pour un acte engageant aussi significativement l’avenir de la société.
Ce contrôle renforcé s’étend également au contenu même de l’acceptation. Un arrêt de la deuxième chambre civile du 14 janvier 2021 a ainsi jugé qu’une acceptation ne pouvait porter que sur les stipulations existantes au jour où elle est formalisée, et non sur d’éventuelles modifications futures de la clause bénéficiaire. Cette précision importante préserve une marge de manœuvre pour le souscripteur, qui peut encore adapter certains aspects de sa clause après une acceptation partielle.
La consécration de l’abus de droit en matière d’irrévocabilité
L’innovation jurisprudentielle la plus significative de ces dernières années concerne sans doute la reconnaissance de la théorie de l’abus de droit dans le domaine de l’irrévocabilité des clauses bénéficiaires.
Dans un arrêt fondateur du 3 février 2021, la Cour de cassation a jugé qu’un bénéficiaire acceptant pouvait commettre un abus de droit en s’opposant systématiquement et sans motif légitime à toute demande de rachat ou d’avance formulée par le souscripteur, alors même que ce dernier se trouvait dans une situation financière précaire nécessitant l’accès à son épargne.
Cette décision novatrice introduit un contrôle judiciaire de l’exercice des prérogatives du bénéficiaire acceptant, qui ne peut plus les utiliser de manière purement discrétionnaire. Le critère retenu par la Haute juridiction est celui de « l’intention de nuire » ou de « l’absence d’intérêt légitime » du bénéficiaire à s’opposer aux opérations demandées par le souscripteur.
Plusieurs décisions ultérieures ont confirmé et précisé cette jurisprudence. Ainsi, un arrêt du 16 septembre 2021 a condamné un bénéficiaire acceptant à des dommages-intérêts pour avoir refusé un rachat partiel demandé par un souscripteur âgé nécessitant des soins médicaux coûteux, alors que ce rachat n’aurait que marginalement affecté le capital final.
À l’inverse, un arrêt de la Cour d’appel de Paris du 7 décembre 2021 a jugé qu’un bénéficiaire acceptant était fondé à s’opposer à un rachat destiné à financer des placements alternatifs risqués, cette opposition étant justifiée par la préservation légitime de ses droits potentiels.
Cette jurisprudence nuancée témoigne d’une recherche d’équilibre entre les intérêts divergents du souscripteur et du bénéficiaire acceptant, introduisant une forme d’équité dans un domaine jusqu’alors dominé par une application stricte des textes.
En définitive, les évolutions jurisprudentielles récentes dessinent un paysage juridique plus équilibré, où la révocabilité demeure le principe, facilité dans ses modalités d’exercice, tandis que l’irrévocabilité résultant de l’acceptation voit ses effets encadrés par le contrôle du juge. Cette orientation jurisprudentielle, favorable à une certaine souplesse, reflète la volonté des tribunaux d’adapter le droit des assurances aux réalités économiques et sociales contemporaines, marquées par l’allongement de la durée de vie et l’instabilité croissante des situations personnelles et professionnelles.
