La discrimination des personnes séropositives dans l’accès à l’assurance emprunteur constitue un enjeu majeur de santé publique et de droits fondamentaux. Historiquement, les personnes vivant avec le VIH ont fait face à des refus systématiques ou des surprimes prohibitives rendant l’accès à la propriété quasi impossible. Face à cette réalité, le législateur français a progressivement construit un arsenal juridique visant à protéger ces emprunteurs tout en tenant compte des impératifs actuariels des assureurs. Cette tension entre droit à la non-discrimination et logique assurantielle a donné naissance à un cadre normatif complexe qui continue d’évoluer. Cet encadrement juridique, fruit de mobilisations associatives et de prises de conscience politiques, traduit l’adaptation du droit aux avancées médicales transformant la séropositivité d’une condamnation à une maladie chronique.
L’évolution historique du cadre juridique : de la discrimination à la reconnaissance d’un droit à l’assurance
Dans les années 1980-1990, les personnes séropositives faisaient face à un refus quasi systématique d’accès à l’assurance emprunteur. Cette période, marquée par la méconnaissance de la maladie et son issue souvent fatale, a justifié selon les assureurs une exclusion basée sur des calculs actuariels. Les personnes vivant avec le VIH se voyaient ainsi privées de l’accès à la propriété, renforçant leur stigmatisation sociale.
La première avancée significative fut la convention AERAS (s’Assurer et Emprunter avec un Risque Aggravé de Santé), signée en 2001 sous le nom de convention Belorgey, puis révisée en 2006 et 2011. Cette convention, résultat d’une négociation entre les pouvoirs publics, les associations de malades, les assureurs et les établissements de crédit, a constitué une première reconnaissance des difficultés spécifiques rencontrées par les personnes présentant un « risque aggravé de santé ».
Toutefois, c’est la loi Lagarde de 2010 qui a véritablement amorcé un changement de paradigme en instaurant le principe de déliaison entre le contrat de prêt et le contrat d’assurance. Cette réforme a permis aux emprunteurs de choisir leur assurance auprès d’un autre organisme que l’établissement prêteur, ouvrant ainsi la voie à une mise en concurrence bénéfique pour les personnes séropositives.
La loi Hamon de 2014 a ensuite renforcé cette possibilité en permettant de changer d’assurance durant la première année du prêt. Puis, l’amendement Bourquin de 2017 a étendu cette faculté à chaque date anniversaire du contrat, accroissant encore les possibilités pour les personnes séropositives de trouver une assurance adaptée à leur situation.
La véritable révolution juridique est venue de la loi du 26 janvier 2016 relative à la modernisation de notre système de santé, qui a instauré le droit à l’oubli pour certaines pathologies cancéreuses, puis étendu en 2019 aux personnes séropositives sous certaines conditions. Cette avancée majeure reconnaît que l’amélioration des traitements antirétroviraux a transformé le VIH en maladie chronique et non plus en affection fatale à court terme.
Chronologie des avancées législatives
- 2001 : Première convention Belorgey
- 2006 : Convention AERAS (s’Assurer et Emprunter avec un Risque Aggravé de Santé)
- 2010 : Loi Lagarde sur la déliaison
- 2014 : Loi Hamon (résiliation première année)
- 2016 : Introduction du droit à l’oubli
- 2017 : Amendement Bourquin (résiliation annuelle)
- 2019 : Extension du droit à l’oubli aux personnes séropositives
- 2022 : Loi Lemoine renforçant le droit à l’oubli
Le dispositif AERAS : pierre angulaire de l’accès à l’assurance pour les personnes séropositives
La convention AERAS représente le socle du dispositif permettant aux personnes présentant un risque aggravé de santé d’accéder à l’assurance emprunteur. Pour les personnes séropositives, cette convention a longtemps constitué la seule voie d’accès possible à l’assurance, bien qu’imparfaite.
Le mécanisme repose sur un examen à trois niveaux des demandes d’assurance. Le premier niveau correspond à l’analyse standard des dossiers par les assureurs. En cas de refus, le dossier est automatiquement transmis au deuxième niveau qui permet un examen plus approfondi par les services médicaux spécialisés de l’assureur. Si le refus persiste, un troisième niveau d’examen intervient, impliquant des réassureurs et un pool des risques très aggravés.
Pour les personnes vivant avec le VIH, l’intérêt de ce dispositif réside dans l’engagement des assureurs à examiner réellement les dossiers au lieu de les rejeter automatiquement. La convention prévoit en outre un mécanisme d’écrêtement des surprimes pour les personnes aux revenus modestes, ainsi qu’une commission de médiation en cas de litige.
Concrètement, la convention AERAS s’applique aux prêts professionnels ou immobiliers jusqu’à 320 000 euros (hors coût de l’assurance) et dont l’échéance intervient avant le 71ème anniversaire de l’emprunteur. Au-delà de ces seuils, les assureurs retrouvent leur liberté contractuelle, ce qui peut s’avérer problématique pour les personnes séropositives souhaitant contracter des emprunts plus importants.
La convention a progressivement intégré la grille de référence AERAS, document évolutif qui liste les pathologies pour lesquelles l’accès à l’assurance est normalisé. Cette grille, mise à jour régulièrement en fonction des avancées médicales, a fini par inclure le VIH sous certaines conditions, marquant une avancée considérable.
Toutefois, malgré ces progrès, le dispositif AERAS présente des limites. La procédure d’examen reste longue et complexe, pouvant décourager certains emprunteurs. Par ailleurs, les surprimes appliquées, même écrêtées, peuvent représenter un surcoût significatif. Enfin, l’application effective de la convention dépend largement de la bonne volonté des établissements bancaires et des assureurs, créant parfois des disparités de traitement entre les demandeurs.
Le droit à l’oubli et son application spécifique aux personnes séropositives
Le droit à l’oubli constitue une avancée majeure dans l’accès à l’assurance emprunteur pour les personnes ayant connu des problèmes de santé. Initialement conçu pour les anciens malades du cancer, ce dispositif a été progressivement étendu à d’autres pathologies, dont le VIH.
Dans sa conception initiale, le droit à l’oubli permettait aux personnes guéries d’un cancer de ne plus avoir à le déclarer à leur assureur après un délai de dix ans suivant la fin des traitements (réduit à cinq ans pour les cancers diagnostiqués avant l’âge de 21 ans). Cette avancée reposait sur un constat médical simple : après un certain temps sans récidive, le risque statistique redevient comparable à celui de la population générale.
L’extension de ce principe aux personnes vivant avec le VIH représentait un défi particulier, puisque la séropositivité constitue une condition chronique sans guérison définitive à ce jour. Néanmoins, les progrès thérapeutiques ont transformé le pronostic de cette infection, permettant aujourd’hui une espérance de vie proche de la normale pour les patients sous traitement efficace.
C’est sur ce fondement scientifique que la loi du 8 mars 2019 a marqué une étape décisive en intégrant le VIH dans la grille de référence AERAS. Cette modification permet aux personnes séropositives de bénéficier d’une assurance sans surprime ni exclusion de garantie sous certaines conditions strictes :
- Absence de co-infection par les virus des hépatites B et C
- CD4 supérieur à 350/mm³ sur les deux dernières années
- Charge virale indétectable sur les deux dernières années
- Être en suivi médical régulier
- Absence de stade SIDA
- Absence d’autres pathologies aggravantes
La loi Lemoine du 28 février 2022 a encore renforcé ces dispositions en réduisant à deux ans (au lieu de cinq) le délai du droit à l’oubli pour les cancers et certaines pathologies chroniques, bien que cette réduction ne s’applique pas automatiquement au VIH. Elle a aussi supprimé le questionnaire médical pour les prêts immobiliers inférieurs à 200 000 euros par personne et arrivant à terme avant le 60ème anniversaire de l’assuré.
Ces avancées législatives témoignent d’une évolution de la perception du VIH par le législateur, qui reconnaît désormais qu’une personne séropositive sous traitement efficace présente un risque assurantiel qui peut être normalisé. Toutefois, l’application effective de ces dispositions reste parfois problématique, certains assureurs continuant à appliquer des pratiques discriminatoires plus ou moins subtiles.
Les recours juridiques face aux pratiques discriminatoires persistantes
Malgré les avancées législatives, les personnes séropositives continuent de faire face à des pratiques discriminatoires dans l’accès à l’assurance emprunteur. Ces pratiques, parfois directes, souvent indirectes, nécessitent de connaître les recours juridiques disponibles.
Le premier niveau de protection juridique repose sur le Code pénal et le Code du travail qui prohibent les discriminations fondées sur l’état de santé. L’article 225-1 du Code pénal définit la discrimination comme « toute distinction opérée entre les personnes physiques sur le fondement […] de leur état de santé ». L’article 225-2 précise que la discrimination est punie de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende lorsqu’elle consiste à refuser la fourniture d’un bien ou d’un service.
Le Code des assurances encadre spécifiquement les pratiques des assureurs. L’article L113-2 impose à l’assuré de répondre exactement aux questions posées par l’assureur, mais l’article L112-3 précise que l’assureur ne peut se prévaloir du fait qu’une question exposée en termes généraux n’a reçu qu’une réponse imprécise.
En cas de litige, plusieurs voies de recours s’offrent aux personnes victimes de discrimination :
- La commission de médiation AERAS, composée de représentants des établissements de crédit, des assureurs et des associations de malades, qui peut être saisie gratuitement
- Le Défenseur des droits, autorité indépendante chargée de lutter contre les discriminations, qui peut être saisi directement et gratuitement
- Les tribunaux judiciaires, notamment en cas de discrimination caractérisée
- L’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) qui supervise le secteur des assurances
La jurisprudence en matière de discrimination liée à la séropositivité dans l’assurance emprunteur reste relativement limitée, mais quelques décisions notables ont permis de préciser l’interprétation des textes. Ainsi, la Cour de cassation a jugé dans un arrêt du 9 novembre 2004 que le refus d’assurance fondé sur l’état de santé, sans examen individualisé du risque, constituait une discrimination illicite.
Une difficulté majeure dans ces contentieux réside dans la preuve de la discrimination. Pour faciliter cette charge, l’article 4 de la loi du 27 mai 2008 a introduit un aménagement de la charge de la preuve : il suffit à la victime de présenter des éléments de fait laissant supposer l’existence d’une discrimination, charge ensuite au défendeur de prouver que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination.
Les associations de lutte contre le sida, comme AIDES ou Act Up-Paris, jouent un rôle fondamental dans l’accompagnement juridique des personnes discriminées et dans le signalement des pratiques abusives. Leur expertise permet souvent de résoudre les situations sans recourir au contentieux, par la médiation ou la négociation directe avec les assureurs.
Perspectives d’évolution : vers une normalisation complète de l’accès à l’assurance
L’encadrement juridique de l’accès à l’assurance emprunteur pour les personnes séropositives continue d’évoluer, porté par les avancées médicales et les mobilisations associatives. Plusieurs tendances se dessinent pour les années à venir.
La première évolution attendue concerne l’extension du droit à l’oubli. Si la loi Lemoine a réduit le délai général à deux ans pour certaines pathologies, le VIH reste soumis à des conditions particulières. Les associations militent pour un alignement complet du régime applicable aux personnes séropositives sur celui des autres pathologies chroniques bien contrôlées, voire pour une réduction supplémentaire des délais.
Une autre piste d’amélioration concerne l’élargissement de la dispense de questionnaire médical. Actuellement limitée aux prêts inférieurs à 200 000 euros par personne et arrivant à terme avant 60 ans, cette dispense pourrait être étendue à des montants plus élevés ou des durées plus longues, reflétant l’amélioration continue de l’espérance de vie des personnes séropositives sous traitement efficace.
La question de la charge virale indétectable constitue un enjeu central des évolutions futures. Le concept médical de « I=I » (Indétectable = Intransmissible) est désormais scientifiquement établi : une personne séropositive dont la charge virale est indétectable ne transmet pas le virus. Cette réalité médicale pourrait justifier une révision complète de l’approche assurantielle du VIH, considérant qu’une personne sous traitement efficace ne présente pas de surrisque significatif par rapport à la population générale.
Sur le plan technologique, le développement de l’intelligence artificielle et des modèles prédictifs en santé pourrait transformer l’évaluation du risque par les assureurs. Ces outils permettraient une analyse plus fine et personnalisée des dossiers, au-delà des catégories générales actuellement utilisées, et pourraient démontrer l’absence de surrisque pour de nombreuses personnes séropositives.
Au niveau européen, l’harmonisation des pratiques constitue un autre axe de progression. Les disparités entre pays membres de l’Union Européenne restent importantes, certains États offrant une protection plus avancée que d’autres aux personnes vivant avec le VIH. Une directive européenne pourrait établir un socle commun de droits, renforçant la protection contre les discriminations dans l’ensemble de l’Union.
Enfin, le rôle des assurtech, ces start-ups qui transforment le secteur de l’assurance par l’innovation, pourrait s’avérer déterminant. En développant des modèles d’affaires basés sur une approche plus individualisée du risque et moins sur des catégories préétablies, ces nouveaux acteurs pourraient contribuer à normaliser l’accès à l’assurance pour les personnes séropositives.
Ces évolutions potentielles s’inscrivent dans une tendance de fond : la reconnaissance progressive que la séropositivité bien contrôlée ne constitue plus un facteur de risque justifiant des restrictions d’accès à l’assurance. Cette normalisation, déjà engagée mais encore incomplète, représente un enjeu majeur d’égalité des droits et de lutte contre la stigmatisation.
Au-delà des textes : l’effectivité des droits en pratique
L’existence d’un cadre juridique protecteur ne garantit pas automatiquement son application effective. Pour les personnes séropositives, l’écart entre les droits théoriques et leur mise en œuvre concrète constitue un défi persistant.
La première difficulté réside dans le niveau d’information des différents acteurs. De nombreux emprunteurs séropositifs méconnaissent leurs droits, particulièrement les dispositions récentes comme l’extension du droit à l’oubli ou les conditions d’accès sans surprime à l’assurance. Cette méconnaissance peut conduire à l’acceptation de conditions désavantageuses ou au renoncement pur et simple à certains projets immobiliers.
Du côté des professionnels, la formation des conseillers bancaires et des courtiers en assurance aux spécificités du VIH et au cadre juridique applicable reste souvent insuffisante. Cette lacune peut se traduire par la transmission d’informations erronées aux clients ou par l’orientation automatique vers des solutions inadaptées.
Le secret médical constitue un autre enjeu majeur. La confidentialité des données de santé est théoriquement protégée par la loi, mais les procédures d’évaluation médicale des dossiers peuvent parfois conduire à des fuites d’information. Certaines personnes séropositives hésitent ainsi à faire valoir leurs droits par crainte que leur statut sérologique ne soit divulgué à leur entourage personnel ou professionnel.
La problématique des discriminations indirectes mérite une attention particulière. Si les refus explicitement motivés par la séropositivité sont devenus rares, des pratiques plus subtiles peuvent produire des effets discriminatoires : délais d’instruction anormalement longs, demandes répétées de pièces complémentaires, orientation vers des garanties réduites… Ces pratiques, difficiles à caractériser juridiquement comme discriminatoires, n’en constituent pas moins des obstacles réels.
Le rôle des associations spécialisées s’avère déterminant pour combler ces lacunes. Des organisations comme AIDES, Act Up-Paris, ou le Collectif Interassociatif Sur la Santé (CISS) assurent plusieurs fonctions essentielles :
- Information des personnes concernées sur leurs droits
- Formation des professionnels du crédit et de l’assurance
- Accompagnement individualisé dans les démarches d’assurance
- Médiation en cas de difficulté
- Signalement des pratiques abusives aux autorités compétentes
- Plaidoyer pour l’évolution du cadre légal et réglementaire
L’éducation thérapeutique des patients joue également un rôle non négligeable. En comprenant mieux leur état de santé et les paramètres médicaux suivis (CD4, charge virale), les personnes séropositives peuvent devenir actrices de leur parcours d’assurance et argumenter plus efficacement leur dossier auprès des assureurs.
La question de l’effectivité des droits soulève enfin celle des sanctions en cas de non-respect. Si le cadre juridique prévoit des sanctions théoriques dissuasives (jusqu’à trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende pour discrimination), leur application reste exceptionnelle. Un renforcement des contrôles par l’ACPR et une politique de sanctions plus active pourrait contribuer à une meilleure application des textes.
L’enjeu fondamental demeure celui du changement des mentalités, tant chez les professionnels que dans la société en général. La persistance de préjugés sur le VIH continue d’influencer les pratiques, malgré les avancées médicales et juridiques. Seule une approche globale, associant évolution législative, formation des acteurs et sensibilisation du public, permettra de garantir pleinement l’accès à l’assurance emprunteur pour les personnes séropositives.
